Salut toi ♥ [pv Le Docteur]

Jenny gémit dans son sommeil. Allongée en travers de son lit, la couette couvrant à moitié son visage, elle baigne dans la lumière jaune de sa lampe de chevet. Son livre a glissé depuis longtemps déjà, ouvert sur le sol à la page des combats qui avaient opposés la police ordinaire à celle de Kira. Sa main pend au-dessus, agitée de petits spasmes. Son autre main malmène son débardeur gris et le tord avec des gestes saccadés. Quelques gouttes de sueur perlent sur son front tandis que ses lèvres se mettent à trembler.
De sombres rêves taraudent son esprit, tout droit venus de sa mémoire, de ses souvenirs les plus enfouis, enterrés sous des couches de tourments et de déchirements. Ces visions d'horreur ne cessent de la harceler et, à la moindre faiblesse, s'infiltrent dans son coeur pour le briser et le réduire en miettes. Un sentiment oppressant accompagne ses cauchemars lorsque chaque soir, l'obscurité se referme sur elle et l'étouffe entre ses bras vaporeux. C'est ainsi qu'elle s'endort, la peur au ventre et priant presque de tomber dans le néant pour oublier à jamais. Mais non. A l'instant même ou elle ferme les yeux, les rêves l'assaillent et prennent un malin plaisir à lui faire revivre la même scène, encore, et encore. Une torture psychologique, presque un une souffrance physique, de celles qui déchirent de l'intérieur. Pour un peu, elle se serait ouvert les veines, elle aurait eu moins mal. C'est comme si son âme se fissurait, tel un voile dont on tirerait les fils.

Jenny se cambre avant de retomber comme une masse sur son lit. Elle fronce les sourcils dans un rictus douloureux ; ses yeux agités sous ses paupières implorent une échappatoire. Chaque nuit, le même supplice s'impose à ses songes, et elle en garde les stigmates.


Jenny secoue la tête en signe de refus et émet un sanglot.


...le toute la rage et le désespoir qui coulent à flots sur ses joues, à s'en arracher la gorge. Elle ouvre brutalement les yeux, qui mettent un peu de temps à s'accoutumer à l'obscurité. Lentement, elle essuie ses larmes et s'aperçoit à la sensation mouillée sur son visage, mais surtout à l'écrasante douleur de sa main droite qu'elle est blessée, et qu'elle saigne abondamment. Il doit y en avoir plein les draps. Elle jure en voyant les bris de porcelaine plantés profondément dans ses chairs, et sa lampe de chevet éparpillée en mille morceaux sur le sol. Précautionneusement, elle se lève et marche jusqu'à la salle de bain où, sans allumer la lumière, elle trempe sa main sous le robinet d'eau froide. Elle l'enroule ensuite dans un tas de compresses, de coton et de sparadrap, puis retourne enfoncer sa tête dans ses oreillers pour s'endormir à nouveau et tenter d'oublier. Elle rachètera une lampe demain. Encore.

Jenny somnole. Elle ne s'est pas rendormie, mais presque. Son esprit se déconnecte petit à petit de la réalité, et elle vogue à présent entre les nues dans le soleil couchant. Le ciel est rosé et une brise chaude laisse quelques voiles mousseux effleurer ses courbes légères et chaudes. Elle ferme les yeux un instant et soupire un mélange de tranquillité et de peur. Lorsqu'elle les rouvre, un orage gronde à l'horizon. Il l'encercle totalement, zébrant la sérénité environnante d'éclairs et de noirceur, l'effrayant. Avec une peur grandissante, elle observe la colère des cieux qui s'apprête à s'abattre sur elle. Elle entend comme un cri des dieux à l'unisson avant d'être prise avec violence dans l'ouragan et ballottée, comme jetée contre des murs. Elle se réveille soudain la tête dans la couette,incapable d'ouvrir les yeux. Son ouïe est assourdie, elle ne comprend pas ce qu'il se passe. Elle sort lentement la tête et la repose calmement, attentive aux bruits alentours. Elle entend la porcelaine crisser ; on dirait des pas. Alerte, elle se prépare à glisser de l'autre côté du lit pour échapper à une éventuelle atta...
Trop tard, quelqu'un vient de trouver son nez. Et sa respiration. Elle peut toujours faire semblant de dormir, mais aux yeux d'une personne venue pour la tuer, elle est toujours vivante. Après tout, le sang étalé partout dans la pièce aurait pu faire illusion.
On touche ses cheveux maintenant, c'est une main chaude. C'est une main qu'elle connaît. C'est une main à laquelle elle tient. C'est une main qu'elle n'aurait probablement pas imaginé dans cette situation. C'est une main qui la prend au dépourvu.

Salut Jenny ! Tu vas bien ? Je t'ai entendu crier tout à l'heure du coup je me suis inquiété... Par contre, tu pourrais m'aider à m'asseoir parce que là, j'y vois rien du tout !

- Docteur !

Jenny se lève sur un coude et l'attrape par la taille pour l'entraîner avec elle sur le lit. Elle le prend dans ses bras et le serre fort contre elle.

- Rraah, ce que tu m'as manquée !

Elle le décoiffe gentiment et lui sourit, saisie de le trouver là. Et puis, elle se rend compte du ridicule de leur posture, et elle se met à rire. Décidément. Elle va beaucoup mieux d'un coup, c'est limite si elle n'a plus mal à la main. Enfin, juste limite parce qu'elle subit une atroce douleur, puisqu'elle a fait rouler son ami dessus. Elle pâlit soudainement. Dommage.

Jenny relâche son étreinte et calme doucement son rire. Elle regarde avec affection le Docteur qui tente de se relever et tâtonne sur le lit. Elle est un peu émerveillée de le revoir ; plein de questions se bousculent dans sa tête mais aucune ne sort. La jeune femme profite de ce moment de complicité avec son meilleur ami, envahie d'une grande vague d'amour. Elle pourrait rester comme ça à le contempler pendant des heures et des heures, à ne rien faire d'autre. De toute évidence, il lui a manqué plus qu'elle ne l'imaginait même. Elle est consciente qu'il représente un partie d'elle-même, une extension de son esprit et de son coeur. Il est indépendant et libre mais elle dépend de lui. C'est un homme fort et responsable, elle ne devrait pas le couver de la sorte, et encore moins à son insu ! Mais c'est plus fort qu'elle, il est tellement important à ces yeux. C'est un bijoux travaillé, un diamant humain. Peut-être qu'elle l'idéalise. C'est même plus que probable. Mais vraiment, elle le protégerait au péril de sa vie.

*Aïe*

Soudain, elle ouvre grand les yeux de surprise. Elle les lève vers le Docteur, confuse, les joues brûlantes. Elle a retenu de peu ce vieux réflexe, la gifle qui se préparait dans sa main. Sa respiration est coincée dans sa poitrine, à l'endroit même où la main de son ami appuie. Honnêtement, elle en rirait si ça ne faisait pas aussi mal. Et puis, c'est carrément gênant. Elle ne lui en tiendra pas rigueur, il ne l'a pas fait exprès. D'ailleurs, même s'il l'avait fait exprès, elle n'y aurait pas franchement prêté attention. Elle l'aurait remis à sa place et le sujet aurait été clos. Point. Mais il ne ferait jamais ça. C'est un gentleman, nom de Dieu, qui porte bretelles et noeud papillon ! La femme qui lui passera la bague au doigt aura une chance monstre. A ce propos, elle aura intérêt à être intègre celle-là. Et absolument géniale. Intelligente, gentille, douce, débrouillarde, aimante... Ah. Il fallait qu'elle arrête. Il fallait qu'elle taise son esprit et qu'elle laisse le temps faire son oeuvre. Elle ne voulait pas mettre leur amitié en danger pour une femme. Elle le regretterait toute sa vie sinon. Et puis c'était idiot. Elle était au-dessus de tout cela, au-dessus de la jalousie. Leur relation passerait le cap sans soucis, c'était certain. Du moins, elle l'espérait.

Dans ses pensées, elle contemple le visage embrasé et embarrassé du rebelle, qui remet son noeud pap' et sa coupe de cheveux en place. Elle ne voit plus trop ce qu'il se passe, plongée dans les méandres de ses réflexions. Quelques souvenirs refont surface, comme la première fois qu'il l'avait contacté, ou leur première rencontre. Elle se demande quel tournant sa vie aurait pris si elle ne l'avait pas connu. Naturellement, elle repense aux quelques années après son diplôme.
Un cri de douleur l'interrompt dans ces sombres idées : le jeune homme se plaint d'une blessure et incrimine son ménage. Jenny tique, il a raison. Elle s'en veut un peu, mais après tout, elle ne savait pas qu'il viendrait !

- Je suis vraiment désolée, je n'ai pas fait attention. Je ne savais pas que tu me rendrais visite, du coup je n'ai pas tout nettoyé tout de suite.

Elle se redresse sur le lit et tord ses mains, un peu coupable. Elle n'aurait jamais voulu le blesser, c'est un triste hasard. Elle s'empresse d'aller chercher la boîte à pharmacie qu'il lui demande, dans la salle de bains. Maladroitement, elle la lui ramène, allumant au passage sa lampe de bureau -un peu jaune et éteinte- juste à côté de l'un de ses ordinateurs, pour pouvoir zigzaguer entre les morceaux de sa défunte lampe de chevet et ainsi éviter de couper ses pieds nus. Elle attrape une chemise sur le dos de sa chaise et balaie plus ou moins l'épaisse moquette moelleuse devant John dans le but de s'y agenouiller. Là, elle se penche sur sa plaie et s'affaire à la désinfecter après lui avoir dit de serrer les dents. Elle arrête l'écoulement du sang puis lui met un bandage immaculé tout en gardant le silence pour éluder la question. Elle a mal à la mâchoire tellement elle la crispe depuis tout à l'heure. Elle essaie depuis des années de ne pas lui montrer son angoisse, de le garder à l'écart de tout ceci. La culpabilité qui la ronge, elle ne peut la partager avec personne. C'est son fardeau personnel, le boulet qu'elle se traînera toute sa vie durant, seule. Il ne faut pas que quiconque de proche soit au courant. Et encore moins son meilleur ami. Lui si pacifiste (et qui a une si bonne image d'elle) le prendrait sûrement très mal. Ou alors... Elle ne sait pas. Elle ne veux pas tenter d'imaginer ce qu'il se passerait.

Elle masse d'un dernier geste le pied puis se relève et s'assoit à côté de lui en soupirant. Elle pose la tête sur son épaule.

- Je sais, je sais. Mais tu comprends, je... Je ne suis pas prête à le verbaliser. Ce serait comme lui donner vie un peu. Et je n'ai pas envie de revivre ça.

Elle est prise de frissons, et elle se recule en tailleur dans le lit jusqu'à son oreiller, l'attrapant entre ses mains glacées et enfouissant son nez dedans. Ne pas y repenser, ne pas y...

- Et toi alors, dis-moi ! Raconte-moi toute ta vie depuis la dernière fois qu'on s'est vus. Comment va Hadou ? Est-ce qu'il court toujours autant après les filles ? Et Elliana Rokudo ? J'ai appris qu'elle s'était réveillée ! Tu l'as vu ?

Hadou... Cette façon négligente de parler d'un chef résistant l'amuse beaucoup. Le mot lui est venu facilement, comme s'ils avaient été les plus proches amis sur la Terre. Heureusement qu'il ne l'entend pas : il n'a pas pour ainsi dire une réputation de bisounours.
Quant à Elliana, elle l'avait appris via Nagawika du forum des hackers. Et cela l'intéressait grandement.

La jeune femme n'a écouté que vaguement les dires du Docteur. Elle serre très fort la main qu'il lui a donné, tellement fort qu'elle en a les jointures blanches. Elle doit lui broyer les os, mais elle n'y pense pas. En fait, ça ne lui traverse même pas l'esprit. Elle a juste besoin de sa présence, elle ne veut pas qu'il s'en aille. Subitement, elle se sent seule et elle a froid. Très froid. Elle a très peur qu'il la laisse en plan, sans raison. Elle sait que c'est idiot, mais c'est plus fort qu'elle. Et puis, elle le mérite. Elle sait aussi d'où vient ce malaise, elle a l'habitude. Car c'est en fait le contrecoup de sa nuit, de ses nuits et de l'unique, celle du souvenir. C'est incontrôlable et très dur à surmonter. Mais d'ordinaire, son meilleur ami n'y assiste pas. Ils se retrouvent le lendemain, le surlendemain ou la semaine suivante, ou bien elle lui parle au téléphone. D'ailleurs, elle est passée maître dans l'art du camouflage de l'étendue de sa douleur. Certes, son cauchemar est récurrent, alors elle a lâché des bribes d'informations à son ami, comme le fait qu'elle fasse toujours le même cauchemar justement. En plus, c'est la main droite qui trinque à chaque fois, alors il a bien fini par comprendre que quelque chose n'allait pas, et que ça avait un rapport avec le fameux mauvais rêve. Et puis, il la voit souffrir. Il la connait trop bien pour ne pas avoir remarqué la fêlure douloureuse en elle. Il a probablement déjà deviné qu'elle est grande, très grande. Mais il n'en sait pas plus, il ne sait pas combien. Pourtant, elle a essayé de lui expliquer, à plusieurs reprises ! Mais elle n'y arrive pas, elle a trop peur de le voir partir.

Les lèvres de Jenny tremblent tandis qu'elle essaie de ravaler les sanglots qui montent dans sa gorge. Elle déglutit plusieurs fois avant de lever la tête vers lui. Elle le regarde dans les yeux, et ne s'aperçoit que c'est une erreur qu'au dernier moment. Précisément à l'instant où la digue cède et que les larmes inondent ses joues. A ce moment-là, elle ferme les paupières et tend les bras vers lui dans l'espoir qu'il la prenne dans les siens. Comme une enfant.
Une fois blottie dans son étreinte, la tête contre son coeur, elle se laisse aller.

- J-John...

Elle s'accroche à sa chemise, prise de hoquets. Elle a besoin de sentir sa chaleur et d'entendre sa voix.

- Je... Je ne veux pas... veux... pas... t-te perdre !

Elle pleure toutes les larmes de son corps, assèche totalement ses yeux jusqu'à en avoir un violent mal de crâne. Mais elle n'y prête pas attention ; elle se sent en sécurité, là, bercée par les battements de son coeur. Elle se rend compte de son égoïsme avec horreur : peut-être qu'il n'a pas envie de prolonger leur étreinte ! Mais elle n'arrive pas à se détacher de lui. C'est la première fois depuis plusieurs semaines qu'elle se sent aussi bien ; elle a presque l'impression de partager son sort avec lui, de décharger un peu ses épaules fatiguées. Même si c'est tout à fait le contraire de ce qu'elle veut, elle se sent tellement en confiance qu'elle pourrait presque lui dire ce qu'elle a sur le coeur et tout lui avouer, là, maintenant, de suite. Seulement, elle ne peut pas l'inclure dans son crime de cette manière, cela le rendrait complice. Sa conscience serait entachée. Et elle voulait à tout prix sauvegarder cette sorte d'innocence qui le caractérise.
Pourtant, elle murmure quand même :

- Tout est de ma faute.

Lentement, le flot salé se tarit. La brune reste encore un moment prostrée dans les bras de son ami, tripotant son bandage et mordant ses lèvres jusqu'au sang pour ne pas recommencer à pleurer. Petit à petit, à force de respiration, elle s'apaise et retrouve un souffle régulier. Sa tête est vide, elle ne pense plus à rien. Toutes ses réflexions se sont déversées en cascade sur ses joues, son cou, son décolleté, et surtout sur la chemise du Docteur. Elle s'en fiche absolument. Elle est en train de se battre contre une entité intérieure qui veut tout lui raconter, dans les moindres détails. Et elle sait d'avance qu'elle va perdre.